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Avidya ou l'Ignorance

Dans les traditions orientales, il est dit qu'avidya, l'ignorance, est la source de tous les maux, aussi bien physiques que psychiques et cosmiques. A-vidya veut dire exactement la même chose qu'a-théos, "absence de vision". L'ignorance n'est pas seulement manque de savoir mais méconnaissance de soi et du Soi, oubli de l'Être (brahman) qui nous fait être. On ne parlera pas alors seulement de santé ou de salut, quand par la reconnaissance on retrouve notre intimité avec le Soi, avec le Réel infini, on parlera d'Eveil, de sortie de l'ignorance cause de notre malheur, c'est-à-dire de notre identification avec notre "être-pour-la-mort", être-pour-la-mort qu'il ne s'agit pas de nier, puisqu'il est lui-même une manifestation de l'Être non créé, non né. En prendre soin, c'est cesser de l'idolâtrer ou de le mépriser et lui rendre sa transparence, son caractère ontophanique ou théophanique.

Quand les anciens Thérapeutes ou les sages de l'Inde parlent des athées et des ignorants, ce n'est pas pour les juger ou les condamner, mais pour les inviter à aller plus loin, à faire un "pas de plus", un pas au-delà de leurs représentations d'eux-mêmes et du monde, un pas au-delà des images et des symptômes dans lesquels ils se sentent arrêtés. Les Thérapeutes ne peuvent évidemment rien faire pour ceux qui se complaisent dans leur ignorance ou qui font de cette ignorance la condition même de l'homme et ne veulent à aucun prix en sortir, la conscience de l'absurdité de leur vie leur apparaissant comme la plus grande lucidité et la plus haute connaissance.

"Reconnaître qu'on est malade, c'est la moitié de la guérison" dit-on : reconnaître qu'on ne voit pas, c'est le commencement de la vision, reconnaître son athéisme, au sens étymologique, peut être le premier pas vers Dieu. Savoir qu'on ne sait rien, c'est le commencement de la sagesse. C'est peut-être aussi la fin, mais il ne faut pas confondre ignorance stupide et "docte ignorance" ; le silence de celui qui n'a rien à dire n'est pas le silence de celui qui pense avoir suffisamment parlé et qui peut maintenant se taire. Il faudrait distinguer l'athéisme de l'ignorant, qui ne croit pas en Dieu, et l'athéisme du mystique, qui ne croit pas en "un" Dieu, mais qui adhère à ce "Dieu au-delà des dieux", dont parlent Philon d'Alexandrie et ses successeurs...

Ainsi l'anamnèse dans son sens littéral ou essentiel serait une mémoire ou une remémoration de l'Insaisissable, qui "remonte" de l'inconscient vers la conscience, du plus caché vers la plus haute et la plus simple évidence : la présence de l'Être infini dans l'être fini que nous sommes, le présence de l'Infini se manifestant dans les moments numineux de notre histoire, ces expériences ponctuelles qui à la fois nous fascinent (car il y a là pressentiment du Réel) et nous font peur (car il y a là remise en question de ce que nous prenons habituellement pour la réalité).

L'anamnèse essentielle est l'Eveil de la conscience finie à la conscience infinie qui l'informe. C'est la Source qui remonte à la margelle du puits.

La pratique de la méditation, de l'invocation, de la respiration et autres supports de remémoration, est la corde et le seau par lesquels on "remonte" l'eau de la source, lorsque celle-ci a cessé de jaillir à la surface.

"La vérité est au fond du puits" oubliée, encombrée.

La pratique, c'est ce qui désencombre le mental (le puits) de toutes les mémoires ou pensées qui empêchent l'accès à la présence vivante de la vérité reconnue comme source de vie, de lumière et de don.

Ce n'est pas le bonheur que nous cherchons mais l'essence du bonheur. Le bonheur est périssable et c'est cela son malheur. La joie sans justification et le malheur sans consolation nous rapprochent de cette essence qui ne doit rien au temps qu'il fait ni au temps qu'il faut.

Jean-Yves Leloup - L'évidence de l'invisible, anamnèse essentielle.