Le Numineux
A toute expérience, et même déjà à tout contact de l'Être appartient la qualité spécifique du numineux : le numineux fait sentir - si subtilement que ce soit - dans ce qui est éprouvé, à travers le voile du donné immédiat qui domine le premier plan de la conscience, la présence de la Vie qui règne sur toutes choses. Il nous touche et nous enveloppe d'une "aura" particulière qui, à travers le cloisonnement des faits empiriques et de leurs durs contours, amène à la conscience profonde quelque chose qui à la fois transcende ce monde des faits et laisse parler par lui l'Être essentiel de toutes choses. Dans la mesure où l'homme s'arrête aux objets connus, où il définit, dans ses rapports plus ou moins larges ou détaillés, la réalité du monde dans l'ordre de laquelle il vit, il perd de vue la réalité vibrante de la VIE, toujours impossible à définir. En d'autres termes : la force régénératrice et vivifiante, présente dans le Tout, celle qui anime et élargit l'horizon, ne pénètre pas sa conscience profonde. Mais, comme cette présence constitue, dans le monde et le langage de son individualité, le noyau de tout être humain, elle ne peut être indéfiniment tenus dans l'ombre. Un jour, sa révolte libératrice illuminera la conscience d'une clarté nouvelle.
La qualité de numineux est celle qui, sans erreur ni confusion possibles, révèle dans la conscience humaine la présence d'une autre réalité. Aucun mot ne peut la décrire, on ne peut la classer nulle part. Elle fait éclater toute parole, tout concept, toute image. Il ne s'agit pas d'un superlatif du beau, par exemple, ou du bien. C'est quelque chose de tout autre, qui peut s'allier à tous les sentiments du monde, à tous les états d'esprit, à toutes les qualités, en un mot, à tout contenu de la conscience, à une condition : qu'elle soit transparente à ce "tout autre", impossible à décrire, qui nous atteint par la qualité du numineux.
Karlfried Graf Dürckheim - L'Homme et sa double origine, 1973